Leçons de la crise : collaboration et intelligence collective

Leçons de la crise : collaboration et intelligence collective

Quelle doit être l’intensité d’un traumatisme pour que nous acceptions de nous reformer ? Quel est le niveau de souffrance au-delà duquel nous jugeons intolérable de continuer sur notre première lancée ? 

Le législateur s’y essaye depuis des siècles en associant pénalités croissantes avec augmentation de la gravité des actes illicites. La même sanction pour une violation du code de la route conduira l’un à prendre conscience de l’impact de son comportement et à ne plus recommencer, quand l’autre ne retiendra qu’à être plus vigilant à repérer la police. Une même conséquence et deux attitudes diamétralement opposées et… nous ne sommes que dans la logique où il y a sanction pour une faute dont nous sommes seuls responsables.

Alors, lorsque nous regardons les quelques mois qui viennent de s’écouler et le chaos sanitaire, humain et économique dans lequel nous avons tous été avalés, nous pouvons nous interroger sur notre capacité  à nous réformer d’une faute dont nul n’est totalement responsable individuellement. L’angélisme ne fait pas partie de mon arsenal, aussi me garderai-je d’espérer une rédemption et une prise de conscience collectives qui aboliraient les décennies d’âneries politiques, stratégiques et économiques. Or le choc de cette crise nous a tous ébranlés, je suis convaincu par les messages de quelques dirigeants et d’acteurs clés du secteur économique, qu’il y a une plus grande perméabilité intellectuelle à des modes opératoires alternatifs.

La recette des premiers succès industriels et commerciaux a été de maîtriser de bout en bout la chaine d’approvisionnement, de production et de logistique vers les clients. Nous connaissions les fournisseurs et la qualité des produits livrés. Puis lorsque les échanges se sont mondialisés, les industriels ont réalisé que certaines productions lointaines étaient bien plus profitables. Sur cette seule mais essentielle dimension du coût, la planète a troqué son modèle industriel local et rigide pour une flexibilité globale sur la seule promesse d’échanges des biens et des personnes, relativement libres et prévisibles. Fallait-il être sot pour ne pas embrasser cette nouvelle opportunité d’une économie mondialisée où se multipliaient les process et méthodes de faire plus lean et moins coûteux. Le risque majeur d’interruption des flux était, pensait-on, les guerres qui compliqueraient la logistique, mais depuis la guerre froide les géants économiques ont bien compris que les affrontements étaient livrés désormais entre états tiers armés par l’un et l’autre et de préférence dans des nations à faible impact sur leurs chaines logistiques. Alors, tout était sous contrôle dans cette gabegie de kérosène et de ressources naturelles pour assurer la disponibilité de produits essentiels à l’humanité comme les chaussures à semelles clignotantes.

Nous avons transformé nos industries et services « façon puzzle ». Intelligemment certes, avec l’aide des plus grands cabinets conseil de la planète évidemment. Seulement, aujourd’hui au moment de produire un bien ou un service nous n’avons sous la main qu’une pièce de l’ensemble qui seule et isolée nous plonge dans une infinie perplexité et nous rend incapables de conduire nos activités premières . Nous avons érigé la fragilité en colonne vertébrale de notre économie, tout en rendant parallèlement l’environnement de plus en plus hostile et dangereux dans nos quêtes de systèmes épurés et hyper optimisés. Nos usines à gaz en fragile cristal ont été balayées et nous savons que les deux prochaines crises seront dans l’ordre, crise économique du contrecoup de COVID, puis crise environnementale. Entre les deux, les crises politiques, militaires, sécuritaires et sanitaires viendront localement émailler notre société.

Il est possible de penser autrement pour agir différemment sur la vie de nos entreprises. Tout d’abord en réformant quelques référentiels qui à force d’extrémisme sont devenus toxiques.

La culture du litige et la judiciarisation des relations rendent suspectes les tentatives de collaboration, de partage et les échanges désintéressés. Lorsqu’un comité exécutif utilise une meute d’avocats comme rempart systématique contre des articles de presse, des utilisations créatives mais non malicieuses de leurs produits, la conséquence est une mise en quarantaine de l’exécutif vis-à-vis des pensées innovantes exogènes. L’envie de s’associer à un partenaire qui s’éloigne de la culture entrepreneuriale pour se réfugier exclusivement sous les bouches des canons du feu juridique, douchera rapidement la confiance, du moins dans les pays non anglo-saxons.

La culture du secret est un poison paralysant qui se diffuse dans l’organisation, je ne remets pas en doute les nécessaires besoins de cloisonner et protéger les informations stratégiques de l’entreprise et de ses clients. Il est avéré que le jugement de nombreux dirigeants se laisse coloniser par cette phobie et le secret est déversé là où il nuit le plus, à la collaboration entre les équipes. Comment alors aider concrètement les autres lorsque la culture de l’entreprise nous renvoie au « need to know basis » ? Ce qui fait le charme des romans d’espionnage c’est, entre autres, ce cloisonnement obsessionnel de l’information. Transposé dans l’entreprise, même à des niveaux moins pathologiques, il tue toute velléité d’entraide et de co-création.

Le leadership tribal, est lui une dérive isolationniste qui survalorise les relations internes de l’équipe et sa performance propre voire individuelle au détriment des échanges avec l’entreprise globale. Cette tendance est souvent renforcée par les outils de mesure de la performance où les objectifs collectifs sont sous-représentés. Le sous-produit du management tribal est l’installation d’une culture du «nous contre les autres» faisant apparaître la collaboration avec d’autres entités comme suspecte voire comme un acte de trahison ou de déloyauté envers le chef de tribu.

Ces écueils anti-collaboratifs identifiés, nous arrivons ensuite à ce modèle plus responsable d’entreprise collaborative qui pourrait devenir un prototype pérenne d’organisation. Pour y parvenir, il s’agira dans un premier temps, de restaurer et de valoriser les flux de communication internes encrassés par de longues et corrompues habitudes de pouvoir. Dans un deuxième temps, l’ouverture de l’entreprise à son écosystème élargi représentera la réelle transformation par cette nouvelle nécessité de liens d’interdépendance.

Abstenons-nous de modèles compliqués et répliquons en partie les fondamentaux de la vie sociale. Les relations de bon voisinage sont une base essentielle pour trouver des alliés proches, la prochaine crise nécessitera également la mutualisation de biens et de services par le développement d’une connaissance régionale des ressources et compétences disponibles. 

Si certains hôpitaux ont pu en quelques jours obtenir des valves pour leurs respirateurs au pic de la crise, ce n’est pas en se tournant vers la chaîne traditionnelle logistique, qui était paralysée et dont les stocks étaient à sec. Ce sont les entreprises technologiques dotées d’imprimantes 3D qui se sont fait connaitre d’elles-mêmes puis substituées temporairement aux fournisseurs. Dans un monde normal nous parlerions de violation de la propriété intellectuelle, de concurrence déloyale et d’autres joyeusetés juridiques punitives, mais la nécessité vitale a fait loi. C’est donc en dehors des chemins classiques de nos chaines de valeurs actuelles que nous trouverons des nouvelles collaborations, de nouveaux biens et services. L’intelligence collective c’est cela, la mise en réseau d’expériences, de technologies, de personnalités très diverses et potentiellement improbables. Mais il faut du courage devant les actionnaires ou un comité exécutif qui va accueillir ce concept avec un scepticisme proportionnel au manque de données chiffrées sur la valeur de partenariats aléatoires. Et pourtant c’est dans l’observation de la résilience des humains et des systèmes dans le cœur de la crise que nous apprendrons à nous préparer, pas en optimisant à nouveau ces process qui nous ont conduits à cette monumentale sortie de route.

Trop peu d’entre nous avons développé cette réflexion, presque contre-intuitive, de l’intelligence collective. Il a toujours été plus rassurant de laisser les seuls ingénieurs rationaliser et les seuls financiers compter, ils ont « été formés pour ça ». Nos experts sont agiles et rapides, leurs formation et expérience ont pourtant renforcé de façon insidieuse leurs angles morts et leurs certitudes dogmatiques. Les réflexes rassurants de structuration en silo et la compartimentalisation des savoirs peuvent créer des apparences de vérité, qui en réalité ne sont que des protocoles qui s’auto vérifient en laboratoire. L’exposition du prototype à la vraie vie change souvent la vérité première. Mark Twain écrivait à la fin du 19eme siècle Le danger n’est pas ce qu’on ignore, mais ce qu’on tient pour vrai et qui ne l’est pas.

La tragique forme de reconnaissance professionnelle par la seule promotion vers le management renforce le biais du chef qui décide seul. Là où les vertus ont été reconnues et célébrées par la promotion, l’organisation promeut le contributeur individuel en décideur individuel. Les cours de management et de leadership lui expliqueront bien que sa contribution sera mesurée au travers de l’ensemble de l’équipe, mais on oublie très souvent de lui parler de la claustration du processus de décision.  La cultivation de l’intelligence collective représente cet extraordinaire terreau qui redonnera ses lettres de noblesse au véritable leadership. Plus fertile sera la vision stratégique, indispensable force vitale des entreprises, car elle se verra nourrie d’une plus complète compréhension des forces en présence, des alliances et des risques. Apprendre vite et intensément à réellement collaborer et à développer un écosystème d’intelligence collective après s’être débarrassé des scories d’une culture de management mal assimilée, seront les fondations des entreprises qui dureront.

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Olivier DESLANDES
Spécialiste stratégie RH, développement des organisations et transformation. 
Membre expert Swiss HR Patrol